Interview | White Night
20 avr. 2015

Entretien avec Domenico Albani

Interview par

Dans le paysage ludique plutôt tristounet de ce début d'année 2015, quelques jeux sont tout même parvenus à sortir du lot. Ainsi, White Night reste pour nous une très belle surprise. Voici un entretien avec Domenico Albani, véritable couteau suisse chez OSome Studio.

"Nous assumons de travailler sur une frustration du joueur bien dosée."

Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs de Gamatomic ? Quel a été votre parcours ?

Domenico Albani : Je suis co-fondateur et directeur technique de OSome Studio. Après une école d'ingénieur en informatique généraliste, j'ai travaillé en tant que programmeur chez Étranges Libellules pendant cinq ans puis chez Eden Games pendant cinq autres années. J'ai majoritairement travaillé sur l'aspect technologique des jeux, à savoir les moteurs internes, les outils associés... OSome Studio est une toute petite entreprise de trois personnes, donc il faut savoir porter plusieurs casquettes, que cela soit sur le thème du gameplay, financier ou même commercial !


À l'heure actuelle, il semble que le jeu vidéo se tourne plus vers le divertissement consensuel que vers l'art. Les partis pris artistiques semblent être délaissés au profit de l'unique satisfaction des joueurs. À contre-courant, White Night opère des choix radicaux qui ne plairont probablement qu'aux joueurs férus d'analyses. Pourquoi un tel choix ?

D.A. : OSome Studio est un studio indépendant qui s'est fondé sur l'idée que nous voulions apporter quelque chose de différent. C'est l'essence même de l'indépendance. Les choix consensuels dont vous parlez ne sont pas le fruit du hasard. Les grosses productions représentent d'énormes paris financiers, donc ceux qui misent veulent absolument réduire les risques. C'est aussi simple que cela. Cet autel de la satisfaction du joueur voit être sacrifiées beaucoup d'idées originales et audacieuses du moment que cela permet de frustrer le moins de clients possible – ce ne sont plus des joueurs à ce moment, mais des acheteurs.

À l'opposé, l'indépendance et un budget réduit permet, voire impose, de prendre des risques. L'objectif n'est pas de plaire un minimum à tout le monde, mais de plaire beaucoup à certains joueurs. White Night est le produit de divers choix cohérents en termes de graphisme, game design et narration. En tant que "survival horror old school", nous assumons de travailler sur une frustration du joueur bien dosée plutôt que sur une satisfaction consensuelle.

"Nous avons eu les mains totalement libres pour la créativité."

Le noyau dur de OSome Studio.

Est-ce par peur de la réaction du public que White Night est vendu à petit prix ? Quand on y joue, il est étonnant de voir sa générosité, aussi bien en matière d'expérience que de durée de vie. On est loin des jeux-apéritifs qui pullulent actuellement sur les marchés en ligne.

D.A. : Je pense que le prix d'un jeu reflète mal sa "valeur". Il semble que le catalogue de Steam l'a démontré et plus encore le marché du mobile, par exemple. Mais c'est aussi vrai pour les autres "produits" culturels comme le cinéma, la musique, les musées... Notre but initial était de faire le meilleur jeu possible à partir du – relativement – petit budget que nous avons pu rassembler. Si le résultat est généreux, alors c'est que nous nous en sommes bien sorti avec une production efficace et des collaborateurs talentueux.

Le prix est un détail – pour nous, pas pour le joueur évidemment – que nous avons laissé entre les mains expertes d'Activision. Malgré qu'ils aient apporté leur aide puissante sur la fin du projet (testing, communication...), ils ont toujours respecté la nature indépendante de White Night. Nous avons eu les mains totalement libres pour la créativité. Ils ont toujours été de bon conseil, sans jamais nous contraindre.




- Le trailer de lancement de White Night


Pensez-vous qu'il est primordial de faire des jeux pour "les joueurs intelligents" ? Est-ce une façon pour vous de faire avancer le jeu vidéo lui-même ?

D.A. : Vouloir "faire avancer le jeu vidéo" serait sûrement prétentieux de notre part. Dans tous les cas ça ne serait pas à nous d'en juger. Par contre nous assumons une vraie démarche créative et nous constatons qu'il y a un public qui sait l'apprécier. Ce qui est très rassurant concernant l'avenir du jeu vidéo.

Je n'adhère pas vraiment au terme "joueurs intelligents" car c'est très subjectif – il en existe beaucoup de définitions différentes – et surtout élitiste. Plus simplement, il y a des jeux de natures différentes, qui ont des objectifs différents auprès du joueur. Certains jeux défoulent, d'autres font rire, d'autres encore sont compétitifs. Chaque joueur piochera parmi ces genres à un moment ou à un autre, selon ses affinités et son humeur. Dans le cas de White Night, il répond à ceux qui cherchent à s'immerger dans une histoire profonde, teintée d'angoisse, de cinéma et de jazz. Peut-être que cela inclue des intellos, mais les salons grand public que nous avons pu faire (Geekopolis, FLIP et récemment la Japan Touch Haru...) nous ont prouvé qu'un large éventail d'autres profils moins avertis peuvent apprécier White Night.

"Cette notion de contraste est à l’origine même du jeu."

L'équipe au grand complet.

Il est justement fascinant de voir que tout le propos du jeu – y compris la trajectoire du protagoniste – peut être deviné dès le début de l'aventure. Était-ce le but principal de White Night ? Utiliser la mise en scène et des effets d'annonce purement cinématographiques afin de servir le propos et la narration ?

D.A. : On entend souvent que l'important n'est pas la destination mais le chemin parcouru. C'est on ne peut plus vrai pour ce protagoniste. White Night est profondément lié au cinéma. Par son visuel évidemment, mais aussi par les collaborateurs et sa méthode de conception. Quoi de plus naturel donc, qu'il emprunte au cinéma cette construction typique, où le joueur – spectateur pour un film – pourra redécouvrir l'œuvre dans tous ses détails sous un nouveau jour lors d'une seconde expérience ?


D'ailleurs, est-ce que le côté hitchcockien du jeu ne tient pas plus du système formel instauré par le contraste entre le blanc et le noir, plutôt que des quelques références présentes ici et là ? Hitchcock avait pour habitude de baser ses films sur des formes géométriques. Cela vous a-t-il incité à construire votre jeu sur la notion de contraste ?

D.A. : Il est toujours intéressant de ne pas être trop dirigiste dans la manière dont le jeu "doit" être apprécié. Plusieurs niveaux de lecture permettent à chacun d'y trouver son compte en portant son attention sur des détails différents. Cela rejoint le précédent sujet de l'éventail de profils capables d'apprécier le jeu. Selon ses affinités, on peut trouver un rapport à certaines œuvres extérieures à travers des objets, des situations, des plans caméra, mais aussi des textes ou encore des typographies. Dans le cas de l'image contrastée et composée en à-plats noirs et blancs, notre première référence va à un court métrage de Richard McGuire intitulé Peur(s) du Noir. Cette notion de contraste est à l'origine même du jeu. C'est son pilier principal, son leitmotiv que l'on retrouve dans l'écriture, les personnages, la musique... et le game design.

"Nous n’avions pas le luxe de pouvoir embaucher des animateurs très longtemps."

White Night comporte quelques inspirations cinématographiques plus ou moins évidentes. Toutefois, une question nous taraude : la lumière verte représentant Selena est-elle un clin d'œil au roman Gatsby le Magnifique écrit par Francis Scott Fitzgerald durant l'entre-deux-guerres ?

D.A. : Ce n'était pas la référence principale, mais de façon générale, Selena emprunte sa silhouette et son rendu "très lumineux" aux codes très classiques du film noir, des polars de l'époque. Le personnage féminin, souvent "immaculé" de blanc représentait la lumière, le chemin que devait suivre le héros. De notre côté Selena représente évidement la Lune mais également cette "lumière" chère aux films noirs. D'un autre point de vue, nous nous sommes très inspirés de Yorda dans ICO, pour tenter d'approcher cette forme de fragilité/féminité à travers la relation entre le personnage principal et une autre "entité".


Il semblerait que vous ayez eu accès aux locaux de Quantic Dream pour effectuer un jour ou deux de capture de mouvements. On sait que cette technique permet d'insuffler du réalisme aux animations, mais représente-t-elle un gain de temps significatif en matière de travail ? Si oui, dans quelle proportion ? Un ou deux jours, cela semble être un laps de temps plutôt court...

D.A. : Effectivement nous avons eu accès aux studios de motion capture de Quantic Dream, ce qui fut une formidable opportunité pour nous. Deux jours ont suffi pour enregistrer plus de 150 animations pour le personnage principal et les scènes cinématiques. D'une part nous souhaitions vraiment apporter un rendu "réaliste" aux mouvements des personnages, avec plein de micro-mouvements, d'hésitations, de respirations, afin de créer un certain dynamisme dans les décors froids et statiques du manoir. D'autre part, nous n'avions pas le luxe de pouvoir embaucher des animateurs très longtemps, il fallait donc optimiser la production des animations sur un laps de temps très réduit. La motion capture nous permettait d'avoir rapidement toutes les animations du jeu, puis les animateurs intervenaient pour corriger le tout et améliorer leur intégration. Cela permet de gagner beaucoup de temps et d'énergie à condition de bien préparer le travail en amont. Nous n'avions pas le droit à l'erreur.

"La culture japonaise permet tout de même d’appliquer ce paradigme à de grosses productions."

Derrière White Night se cachent des personnes qui ont souvent travaillé sur des grosses productions et sont issus de studios reconnus (Dontnod, Quantic Dream, etc.). Pourquoi avoir voulu constituer une équipe "restreinte" ? Est-ce plus simple pour faire parler la fibre artistique, à travers des choix peut-être trop osés pour des jeux AAA ?

D.A. : Cela rejoint notre discussion initiale sur les risques. Oui nos choix pour White Night seraient certainement trop osés pour une production AAA. Mais au-delà des risques (soyons fous), une petite équipe a des avantages. La communication y est plus facile, donc le travail y est plus efficace. La prise de choix y est plus rapide car il n'y a pas de hiérarchie qui doit négocier et valider chaque question. Enfin, beaucoup de choix étant pris par les mêmes personnes, ils ont plus de chances d'avoir une cohérence générale. Ils suivent un même schéma de pensée. C'est quitte ou double, car en cas d'erreur, on se retrouve aussi à devoir assumer seul notre échec. En cas de succès, le sentiment d'accomplissement est d'autant plus fort !

La culture japonaise permet tout de même d'appliquer ce paradigme à de grosses productions. On choisit une tête pensante qui assume les choix principaux, et le reste de l'équipe travaille à réaliser cette vision. En France, c'est plus difficile, car nous avons plus de mal à mettre notre égo de côté pour le bien commun. Cet avis n'engage que moi.




- Le clip musical utilisé pour promouvoir White Night


Maintenant que White Night est sorti, OSome Studio est-il sur un autre projet ? Celui-ci sera-t-il de la même envergure ?

D.A. : Non, pas encore. Nous voulons finir proprement la sortie de White Night, puis prendre e temps de voir quelles sont les opportunités qui se présentent. Nous avons plein de projets dans les cartons, mais une chose est sûre, nous ne souhaitons pas faire de suite directe à White Night. Son scénario a une conclusion franche et poétique, nous ne voulons pas la dénaturer ni “tricher” par une pirouette approximative. En dehors de cela, tout possible !


Enfin, quels sont les jeux qui vous ont marqué ces derniers mois ?

D.A. : La production de White Night ne nous a pas laissé énormément de temps pour tester d'autres jeux. J'ai donc commencé par rattraper mon retard avec NaissanceE tout d'abord, qui est absolument fascinant. Puis j'ai commencé la saison de Life is Strange. J'ai également été très touché par That Dragon, Cancer (testé sur un salon), et Jusqu'ici, un jeu expérimental sélectionné au Sundance Festival.
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Tribune libre