Interview | Jordan Mechner
01 juin 2023

"L'arrivée de l'Apple II m'a détourné pendant 35 ans de ma carrière dans la BD"

Interview par

Quand à l'âge de 12 ans lors d'un week-end chez mon parrain, j'ai découvert les yeux ébahis sur un des premiers PC portables en bichromie un jeu vidéo où il fallait marcher sur des dalles pour ouvrir des portes avant d'engager un combat au sabre, jamais, mais sincèrement JAMAIS de ma vie je n'aurais imaginé 30 ans plus tard prendre un café avec l'auteur de Prince of Persia, Jordan Mechner.

J'ai eu le privilège de chroniquer Replay, sa première bande dessinée en tant qu'auteur complet où nous découvrons l'incroyable histoire de son père et de son grand-père pendant la Seconde Guerre mondiale. Après discussion au sein de l'équipe, sur notre Discord, on a jugé bon de poser quelques questions à Jordan sur son nouveau parcours d'auteur de BD, et nous voilà, un matin dans Paris, autour d'un café. Une chance unique rendue possible par Gamatomic.

Le contexte

Jordan, vous vous représentez plusieurs fois dans la BD mais on ne voit pas à quel moment l'idée de la BD est vraiment venue... Comment ça s'est passé ?


Jordan Mechner Ça fait longtemps que j'avais envie d'écrire quelque chose sur l'histoire de mon père et de mon grand-père. C'était juste une idée que j'avais en tête mais j'étais très occupé par mes projets, notamment la création d'un jeu qui m'a amené en France. Et c'est quand ce projet s'est interrompu, en 2019, que j'ai réellement attaqué.


Vous étiez donc à Montpellier ?


Jordan Mechner Oui. Cette BD m'a pris un peu plus de deux ans. Comme il n'était pas évident de voyager pour voir ma famille aux USA pendant la période de Covid, j'ai passé beaucoup de temps au téléphone avec mon père pour lui poser des questions sur son histoire.

La mécanique

La mécanique d'imbriquer les 3 récits est au début déstabilisante, vous n'avez pas choisi de découper les personnages par chapitre. Comment est venue cette idée ?


Jordan Mechner Au début, je pensais simplement faire un livre dédié sur mon père et mon grand-père. Je trouvais passionnantes leurs histoires de guerre, de réfugiés ; mes aventures de jeu vidéo me semblaient dérisoires face à leurs aventures de vie et de mort. Mais je me suis rendu compte qu'il faudrait que j'existe dans le récit moi aussi, parce que c'est à moi qu'ils ont raconté ce qu'ils avaient vécu. Ce serait la juxtaposition des trois époques, des détails qui font les liens entre les générations, qui rendraient le tout cohérent. J'ai donc mis en place un système de trois palettes de couleurs, pour qu'un lecteur trouve facilement ses repères sans se perdre.

La famille

La transmission, au cœur des valeurs familiales

C'est un récit familial, voire intime. Avez-vous hésité à dévoiler certains passages ?


Jordan MechnerAh oui, surtout de ma propre histoire. Dans mes premières versions je me cachais davantage. Même si je n'hésitais pas a faire revivre l'incroyable histoire de mon grand-père, grâce à ses mémoires qu'il nous a partagées et sur lesquelles je me suis appuyé, ou de partager les histoires que mon père m'avait raconté de son enfance... je n'avais quand même pas trop envie de raconter des moments durs de ma propre vie. Je me disais que c'était des drames ordinaires, moins intéressants à lire. Mais j'ai fini par comprendre que comme mon père et mon grand-père ont été tous les deux très ouverts et francs dans leurs récits, même quand ils parlaient des moments durs, je me devais de faire pareil. Je ne pouvais pas me cacher. Mon père vient d'ailleurs de fêter ses 92 ans. Il est très content de voir ses aventures d'enfance transcrites en BD.


Et vos enfants qui apparaissaient aussi beaucoup, qu'en pensent-ils ?


Jordan Mechner Il faudrait leur poser la question à eux. Moi, j'avais quatorze ans lorsque mon grand-père a écrit ses mémoires de famille. Même si je trouvais ça intéressant, j'étais plus passionné à l'époque par mon nouvel Apple II, mes projets de programmer des jeux vidéo, qui m'ont pleinement occupé. Quand on est jeune, on pense plus au présent et à l'avenir qu'au passé. Et c'est bien que ce soit ainsi.

Willy

Les couleurs comme mécanique de lecture

Est-ce qu'à la lecture de la BD votre père a redécouvert des choses qu'il ne savait pas ?


Jordan Mechner Des recherches supplémentaires pour les retranscrire visuellement. Je ne suis pas spécialiste de la période de la Seconde Guerre mondiale, je me suis donc documenté. La relation d'amitié de mon père et sa tante Lisa avec Willy, le pilote de la Luftwaffe qui est devenu leur ami au Touquet, m'a contraint à faire des recherches. J'ai trouvé un spécialiste de cette période par Internet, je lui ai donné les infos que mon père m'avait raconté sur Willy. Et il l'a trouvé dans des archives ! Du coup on a appris son nom de famille, qu'il était marié, qu'il avait une fille... Mon père était bouleversé de découvrir tout cela, qui confirmait et validait ses souvenirs d'enfance.


Avez-vous pris contact avec la famille de Willy ?


Jordan Mechner Je n'y ai pas pensé, mais qui sait ? Peut-être que la BD leur parviendra ?

Les coïncidences

L'origin story de la souris blanche dans PoP

Lorsque vous avez créé Prince of Persia, votre amie Tomi vous a soufflé l'idée d'ajouter une souris blanche qui aiderait le joueur. Et bien des années plus tard, vous découvrez dans les mémoires de votre grand-père qu'une souris blanche qu'il a apprivoisée l'a accompagné dans quelques moments difficiles. Cette histoire de souris blanche : c'est donc vrai ?


Jordan Mechner Oui, c'est une sacrée coïncidence. C'était une page supplémentaire que mon grand-père a rajoutée dans ses mémoires après qu'il les ait terminées. Il ne nous en avait jamais parlé, je n'étais pas au courant de cette histoire quand j'ai créé Prince of Persia. Ce qui est fou c'est que la souris était une idée de Tomi. C'est de son imagination ou son inconscient qu'elle a surgi d'abord, même pas de la mienne.


Oui c'est fou, ça contribue à la mécanique générale de l'histoire qui entremêle des situations qui se répètent.


Jordan Mechner Je me suis aperçu de plein d'autres "coïncidences" en dessinant la BD. Par exemple sur le parcours de mon père, en tant qu'enfant réfugié en France occupée, il a passé ces trois ans surtout dans des stations balnéaires : du Touquet à La Bernerie et puis à Nice. Et moi, quand je suis venu en France 75 ans plus tard pour un projet jeu vidéo, c'était à Montpellier et à Carnon-Plage – encore une fois au bord de la mer. Je me trouvais en train de dessiner des jetées et des goélands dans les deux époques.

La création

Le début d'un long voyage

Pour rebondir sur le processus de création d'une BD : vous avez publié vos carnets, scénarisé des BD, des jeux, un film... Est-ce que réaliser une BD comme auteur complet a été un défi ?


Jordan Mechner C'était un bon entraînement de scénariser des BD. Même si je faisais des jeux et films avant, la BD c'est encore un autre métier. Il y a 10 ans, quand j'ai commencé la BD, j'avais des réflexes d'écriture de film que je devais modifier au profit d'une structuration plus adaptée à la BD. Aussi, avant d'attaquer Replay, j'ai passé quinze ans à dessiner d'après nature dans mes carnets de croquis. C'était une bonne préparation.


Comment la rencontre avec Delcourt s'est faite ?


Jordan Mechner Je connaissais Lewis Trondheim qui dirige la collection Shampooing, via mon éditeur américain. Lewis habite à Montpellier et je lui ai parlé du projet au moment où je me sentais enfin prêt à attaquer pour de bon. Il m'a alors très fortement encouragé. Et naturellement, il est devenu mon éditeur.


Y a-t-il de la matière pour un tome 2 ?


Jordan Mechner Pour Replay, je pense que tout est bouclé. Mais c'est sûr que j'ai pris le goût et l'envie de continuer à faire des BD. C'était mon rêve d'enfant, jusqu'à ce que l'Apple II arrive et me donne un nouveau rêve et nouveaux objectifs pendant 30, 35 ans. Maintenant je redécouvre ce rêve mis de côté.

Le jeu mystère

Le point de départ du récit, et de trois générations

Chez Gamatomic on a été fortement interpellés par le projet « Princess of Persia » que vous évoquez, provoquant d'ailleurs votre emménagement à Montpellier en 2018, avec un effet en cascade sur votre vie familiale. C'est quoi ce jeu ? on veut savoir !


Jordan Mechner Avant qu'un projet de jeu vidéo soit annoncé, c'est normal qu'on n'en parle pas. J'évoque ce projet inédit dans Replay, mais j'ai fait exprès de ne pas trop entrer dans les détails. C'est déjà un livre très dense et je ne voulais pas déséquilibrer le récit. On pourrait faire une BD de cent pages sur la production d'un jeu vidéo, même d'une production qui n'aboutit pas. Je pense que pour Replay et pour Princess of Persia, c'est mieux que les lecteurs imaginent pour eux-mêmes ce que ce jeu aurait pu être.


Contribuez-vous de près ou de loin au remake de Prince of Persia : The Sands of Time Remake, en cours de réalisation au moment de cette interview ?


Jordan Mechner Non. J'ai fait ma contribution au jeu original à Montréal il y a vingt ans, ça suffit ! C'était un super projet. On était une jeune équipe, moi j'étais le plus vieux, j'avais 37, 38 ans. Je trouve ça bien maintenant pour le remake de laisser la main à une nouvelle équipe, à la prochaine génération de créateurs de jeux, plutôt que de réunir des anciens pour revisiter ce que l'on a déjà fait.

Le Prince

Quand Jordan filmait son frère pour les mouvements du Prince

En 1989, Prince of Persia a énormément inspiré les jeux vidéo ensuite, vous avez inventé la rotoscopie appliquée aux mouvements des personnages... que trouvez-vous comme innovation intéressante aujourd'hui ?


Jordan Mechner La technologie des jeux a explosé d'une manière que l'on aurait eu de la peine à imaginer. L'Apple II n'avait que 4 couleurs, une résolution de 280x192 pixels... dans les années 1980 on rêvait de faire des jeux plus réalistes. Aujourd'hui, faire du photo-réalisme, c'est presque devenu banal. En tant que joueur, ce qui m'intéresse davantage aujourd'hui ce sont des jeux qui ont un truc de gameplay inattendu, ou un rendu visuel différent et personnel. C'est un challenge intéressant de communiquer le maximum avec peu de pixels, ou avec une palette restreinte. Les outils d'aujourd'hui sont incroyables, le plus intéressant est les choix créatifs que l'on fait avec.


Que pensez-vous du retour des jeux réalisés « presque tout seul » ?


Jordan Mechner Je trouve cool que la technologie du jeu vidéo a évolué au point où les outils d'aujourd'hui permettent à nouveau une autonomie, pour un créateur solo ou pour une petite équipe, comme celle qui était la norme il y a 40 ans. C'est un bon contrepoint à l'évolution industrielle où les équipes deviennent de plus en plus grandes, avec des budgets de plus en plus importants. Il y a des avantages et des points forts dans les deux. Plus le budget est petit, plus on a la liberté de créer sans s'inquiéter s'il sera rentable.

La suite ?

Les 11 conseils de Jordan, à découvrir dans Replay

Quels sont vos projets en cours ?


Jordan Mechner Eh bien déjà la trilogie "Monte Cristo", en tant que scénariste, avec le dessinateur Mario Alberti. C'est une adaptation moderne du roman classique d'Alexandre Dumas, transposé a nos jours. Les tomes 1 et 2 sont déjà en librairie, chez Glénat, on est on train de boucler le tome 3. Et bientôt une nouvelle série annoncée chez Delcourt où je suis également scénariste. Une aventure historique au XVIIIe siècle qui parle d'événements réels sur fond de révolution américaine. Le héros est Pierre de Beaumarchais, l'auteur français célèbre du "Mariage de Figaro", qui monte un projet secret pour envoyer des armes aux rebelles américains et à l'armée de George Washington. C'est tout à fait vrai, une histoire très peu connue, et incroyable. Il s'appelle "Liberté" et est aussi une trilogie, dessinée par Étienne Le Roux. Le tome 1 va sortir en août (2023, NDR). Ce sont deux projets passionnants pour moi. J'adore ce genre de récits.


Avez-vous des recommandations à nous faire découvrir ?


Jordan Mechner Dans la bande dessinée, j'ai réellement lu deux livres de Pierre-Henry Gomont qui m'ont beaucoup impressionné : Malaterre et Pereira prétend. Des récits puissants et un dessin très vivant, très expressif.


Un très grand merci pour cet entretien Jordan. Nous lirons vos prochaines BD avec grand plaisir, après la découverte de l'incroyable récit tri-face de Replay.
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Tribune libre