Un potentiel gâché
- Éditeur Pierre Feuille Studio
- Développeur Pierre Feuille Studio
- Sortie initiale 29 janv. 2024
- Genre Aventure
Chronique des Silencieux, c'est le projet de cœur qui cogite depuis 7 ans dans la tête de Tom Allibert, le game director du titre. Entouré d'une petite équipe bordelaise au sein de Pierre Feuille Studio – super nom de studio ! - une humble campagne de crowdfunding a pu amasser de quoi produire le projet jusqu'au bout. Puis, c'est lors de l'AG French Direct 2023 que les premières images ont été présentées au grand public. Complètement alléchant avec ses mécaniques d'un ludisme certain, le jeu d'enquête a de quoi appâter le chaland des fanatiques de Lucas Pope – Papers, Please, Return of the Obra Dinn – ou de la série des Ace Attorney dont les inspirations en sont totalement assumées.
L'histoire
Trois histoires plus ou moins reliées entre elles vous placent au commande du jeune Eugène qui fait ses premiers pas en tant que détective privé. La première aventure fait autant office de prologue que de tutoriel puisque vous vivez, adolescent, l'aventure initiatique qui est au prémices de votre future activité professionnelle. C'est aussi le moment pour le jeu de vous introduire les différents protagonistes qui vont rythmer votre expérience. Madame Solange est une maîtresse de maison close peu commode qui emploie notamment Victor Dousvalon, un professeur donnant des leçons aux "filles". Mais l'inspecteur Yves Maleski sait y mettre son grain de sel pour y entrevoir les méfaits qui pourraient s'y produire. C'est un panel de personnalités bien caractérisées et qui ne laissent pas indifférent. Cette première partie vous plonge dans la criminalité bordelaise en pleines Trente Glorieuses. Suite à cela, les deux chapitres suivants s'orientent vers un aspect plus historique puisqu'il vous met sur les traces du passé de Victor. Accompagné de Catherine, la progéniture de l'enseignant, vous voilà en train de questionner diverses connaissances afin de découvrir le passif de celui-ci pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Diverses histoires de maquis, trahisons et autres collaborations qui font tout le "charme" sont évoquées. C'est avant tout une France blessée par son passé.
La direction artistique
La place du marché fourmille de vie !
Là où Chronique des Silencieux sait taper dans l'œil, c'est notamment dans sa direction artistique superbement produite pour son ampleur. Si le titre reste un pur produit indépendant – et premier jeu de son studio – il sait s'armer de qualités qui n'ont pas à rougir face aux œuvres de plus gros calibre. De jolies pièces musicales accompagnent aussi bien l'aventure que les visuels rendent hommage à la bande-dessinée franco-belge. Là aussi très référencée, Tom Allibert indique en grande inspiration Tout en Haut du Monde de Rémi Chayé aux visuels somptueux. Sans proposer d'instants marquants, l'enrobage cumulé aux références historiques permet une véritable identité. Il est dommage que la technique plus que maladroite vienne briser la mise en scène pleine de bonnes intentions. S'il y a bien une certitude, c'est que Chronique des Silencieux est gauche. La réalisation manque cruellement de finitions avec ses bugs à foison et une expérience utilisateur parfois à côté de la plaque. Certains moments qui devraient pourtant proposer des envolées tombent totalement à plat en vous laissant dans l'incompréhension la plus totale. Les quelques erreurs évitables dans les divers textes peuvent être pardonnées à côté des gros points noirs de la technique. Le sound design très léger est aussi à déplorer puisqu'il aurait pu accentuer certains effets de mise en scène pourtant bien présents. Par ailleurs, version originale oblige, l'édition française du jeu échappe au sort de la version adaptée en anglais qui ne reluit pas par sa traduction. Celle-ci ne lui permet même pas d'illustrer les éléments les plus réussis auprès du public international.
Le principe
Reliez les éléments qui ne concordent pas entre eux pour découvrir la vérité...
Tout commence par l'exploration de l'environnement – découpé en petites zones – et l'interrogatoire des différents partis afin d'obtenir des pièces à conviction. Les personnages rencontrés sont pour la plupart là pour embellir un environnement déjà immersif puisqu'ils vous permettent d'échanger brièvement sur leur quotidien. Par ailleurs, une petite poignée de plus grande valeur – 4 à 5 notables – sont présents pour amasser une quantité non négligeable d'informations. Voici le moment de les interroger. Pour ce faire, vous disposez d'une panoplie de sujets – découvrables au fil des discussions – afin d'obtenir leur point de vue sur la question. Une fois les différents éléments en votre possession, voilà le temps de croiser les témoignages. Parce que s'il faut se méfier de quelque chose, c'est de la confiance que vous pouvez accorder à tout un chacun. C'est après une fine analyse que des éléments peuvent vous sauter aux yeux. Vous pouvez alors relier une phrase d'un témoignage avec une pièce à conviction afin de mettre le doigt sur une incohérence. Une fois les pièces du puzzle assemblées, vous avez tous les éléments pour parvenir à faire parler le suspect qui jusque-là était inaccessible. Mécanique tout droit sortie de Ace Attorney, vous devez pour atteindre cette étape débloquer des cadenas qui verrouillent la porte qui permet de mettre la personne à l'épreuve en soumettant votre verdict. Le fonctionnement est simple : vous devez choisir deux sujets et les mettre en corrélation avec un verbe. Par exemple, Victor + tuer + Madame Solange induit tout simplement que Victor aurait assassiné Madame Solange. Il s'ensuit maintenant la deuxième partie de l'enquête : le suspect va vous raconter son point de vue, ce à quoi vous allez pouvoir contre-attaquer en mettant ses incohérences face aux preuves que vous avez accumulées. Cette section est plus linéaire puisqu'elle enchaîne une alternance de narration et de procès.
Chronique des Silencieux, c'est la découverte des éléments par le biais d'une multitude de mécaniques extrêmement ludiques. Que ce soit relier des éléments entre eux, fouiller dans un tiroir, naviguer parmi les différents sujets de conversation ou remplir les conditions qui déverrouillent un cadenas, tout est vraiment fun et millimétré. Les éléments interactifs sont palpables et demandent un peu de recherche pour en comprendre le système. Cependant, si Pierre Feuille Studio se targue d'un talent d'écriture et de design de mécaniques ludiques, beaucoup trop d'éléments viennent gâcher le potentiel du titre.
L'expérience
Eugène fait pourtant tout ce qu'il peut.
L'intention derrière Chronique des Silencieux est de proposer une enquête où rien n'entrave votre chemin de pensée pour vous guider vers une éventuelle solution. Si la magie opère un temps, elle est vite rattrapée par des mécaniques de confrontation en inadéquation totale avec son intention. Là où l'idée serait d'être permissif, le système de jeu forme un goulot d'étranglement où les solutions finissent toujours par être binaires. Pour valider une contradiction, il faut mettre face à face exactement les bons éléments, sous peine d'avancer à tâtons en essayant toutes les possibilités qui s'offrent à vous. Malheureusement, le jeu vous abandonne avec le minimum syndical en matière de micro-gameplay puisque vous allez passer des heures à avancer fastidieusement dans l'enquête sans plus de notions de jeu. Il aurait été agréable d'avoir une dynamique plus permissive afin de ne pas entrer en dissonance avec le propos.
Pour qui ?
Le titre sait puiser l'inspiration là où il faut, comme ici avec Ace Attorney.
Heureusement, tout n'est pas perdu si votre cerveau dispose de connexions solides et surtout d'une bonne dose de motivation. Le haut niveau de concentration demandé pousse à se faire violence pour continuer car l'esprit d'initiative n'est récompensé qu'en fin d'enquête. N'hésitez pas à prendre du recul en laissant le jeu reposer puisque la partie ne s'arrête pas pour autant. La stimulation se passe dans votre cerveau bien plus que souris en main. Ce qui est certain, c'est que Chronique des Silencieux est un jeu clivant par sa vision du gameplay et de sa difficulté.
L'anecdote
Avec un peu de patience, oui !
- Fourmille d'idées de game design
- La grande qualité d'écriture propose des enquêtes passionnantes
- Une superbe direction artistique, autant sur le plan visuel que musical
- Devient fun quand on y apporte sa part de micro-gameplay : un carnet et un stylo
- Laisse enthousiaste pour la suite de Pierre Feuille Studio si les leçons sont apprises
- De vraies enquêtes avec toute la difficulté qu'elles peuvent apporter
- De vraies enquêtes avec toute la difficulté qu'elles peuvent apporter
- Un technique extrêmement maladroite
- Des mécaniques de gameplay très mal amenées
- Le système de jeu totalement dissonant forme un goulot d'étranglement entre le cœur primant la liberté et la linéarité des confrontations
Chronique des Silencieux, c'est l'origin story de son studio. Le titre oscille entre superbes idées et maladresses inexcusables, mais s'en sort avec un fond parfaitement sincère. Le potentiel gâché ne peut que laisser déçu de ne pas avoir le jeu à la hauteur de ses intentions. Le melting pot d'idées de game design fourmillantes et les leçons que Pierre Feuille Studio peut tirer de ce premier essai ne peuvent que laisser enthousiaste pour la suite. Le jeu d'enquête reste animé par une superbe écriture et une très bonne direction artistique, mais ne peut attirer que les plus persévérants.