Un soldat autrichien de la Première Guerre mondiale, un enfant juif séparé de ses parents pendant la seconde, et un créateur de jeu vidéo réunis dans un même ouvrage ? Le pitch de base ne coule pas de source. Et pourtant... Jordan Mechner, l'auteur du célèbre Prince of Persia en 1989, se livre pour la première fois dans une BD autobiographique mêlant sa propre histoire, celle de son père et celle de son grand-père. Par un processus narratif d'abord déroutant, puis diablement évident ensuite, ce sont trois récits distincts qui se répondent d'une case à l'autre. Si cela semble cavalier de mettre au même niveau l'épopée que peut être la création d'un jeu vidéo et la survie en pleine guerre, ces trois histoires sont en réalité liées par des grands thèmes : la fuite, les choix de vie difficiles, et surtout : la famille. Et à la manière d'un bon jeu, vous voilà happé dans un récit bourré d'humanité.
Le croisement improbable de trois destins.
Pour bien saisir l'objet de cet ouvrage, il faut replacer les éléments dans leur contexte. Jordan Mechner est donc le créateur de jeux que l'on connaît, auteur en solo du cultissime Prince of Persia alors qu'il n'avait que 25 ans, imaginant de nombreux principes qui feront date dans l'histoire mondiale du jeu vidéo (j'avais d'ailleurs eu le plaisir de chroniquer l'ouvrage éditant ses notes de l'époque). Jordan est issu d'une famille juive autrichienne qui a immigré aux États-Unis comme beaucoup lors de la Seconde Guerre mondiale. Son père, Francis, n'avait que 7 ans quand sa famille s'est retrouvée éclatée : son père à la Havane, sa mère et sa sœur restées en Autriche. Et lui, confié à sa tante en France.
Le déchirement, en une case magistrale.
Une génération avant : Adolf, le père de Francis (le grand-père de Jordan, donc), est un médecin autrichien ayant dans sa jeunesse combattu sur le front russe puis italien pendant la première guerre mondiale. Il a écrit ses mémoires, regroupées en classeurs, distribuées à ses enfants et petits-enfants. Jordan avait 14 ans quand il les a reçues et ne s'y intéressera que bien plus tard. À leur lecture, croisée des commentaires de son père qui apportait également son témoignage d'enfant, Jordan a commencé à réfléchir à transmettre ce récit qui semblait faire écho à de nombreux moments de sa propre vie.
Les regrets qui hantent une vie.
Créer un jeu vidéo triple A brise des familles, Jordan l'a expérimenté avec le projet abandonné "Princess of Persia" sur la période 2015-2018 qu'il évoque en trame de cet ouvrage. Ses enfants qui oscillent entre Los Angeles et Montpellier, son fils qui préfère suivre la volonté de sa mère concernant ses études, la nouvelle compagne de Jordan qui finalement ne supporte plus la séparation... Ces séquences de vie, on les croise à d'autres époques. L'enfance de Francis, le père de Jordan, a été traversée par la Seconde Guerre mondiale qu'il vivra en grande partie en France. Ce qui devait être une étape de passage s'est transformé en fuite permanente, composée d'un équilibre hallucinant d'espoir et de chance. Francis – et par extension Jordan – doit sa vie à sa tante Lisa, une jeune femme d'exception qui l'a gardé avec lui pendant toute cette fuite. Débrouillarde, volontaire, courageuse, elle est la véritable héroïne qui figure tout en haut de la couverture. Les personnages féminins ont d'ailleurs globalement beaucoup de force, à toutes les époques. Ce sont elles qui souvent bousculent, interrogent, provoquent.
Trois générations, trois histoires répétées.
Jordan a un trait simple mais suffisant, permettant de saisir une scène, un échange, une discussion, le tout couplé à des ambiances de couleurs qui caractérisent les époques. Si le démarrage demande de s'accrocher un peu – beaucoup de noms et de situations à saisir en peu de cases – la suite se dévore avec avidité. Avec quelques chocs émotionnels qui ne manquent pas de rappeler que nous sommes peu de choses face à des événements qui nous dépassent et que, malgré tout, l'espoir et la détermination permettent de nous sauver. Les déchirements vécus par cette famille sont des histoires qui peuvent rappeler d'autres récits familiaux, mais ce qui fait la force de Replay c'est ce destin croisé sur trois générations voué à se répéter. Et visuellement imbriqué dans la composition de Jordan Mechner. D'où ce titre, qui évoque le même recommencement d'un héros face à une situation identique ; saura-t-il éviter tel piège à présent ? Peut-être qu'une petite souris blanche, étrange et fascinante matérialisation physique du destin, viendra à nouveau l'aider...
📖👀 À lire : Replay : mémoires d'une famille, Jordan Mechner, éditions Delcourt, 2023, 320 pages, 29,95 €.